Avril 2024

Écoterroristes

Guy Pichard, Laura Bayoumy, Simon Gouin - illustrations : Antoine Perus

Le 10 décembre dernier, au sud de Rouen, 70 militants écologistes ont envahi une centrale à béton de l’entreprise Lafarge, afin de dénoncer l’impact de ses activités sur le climat. Ailleurs en France, des actions similaires ont été menées, impulsées par les Soulèvements de la terre. En Seine-Maritime, les activistes ont tagué des bâtiments, éventré des sacs de ciment et de sable, et rempli de mousse expansive une toupie.

La préfecture a qualifié l’action de « violente attaque de militants cagoulés » destinée à « détruire l’outil industriel », provoquant des centaines de milliers d’euros de dégâts. Selon l’État, les militants auraient aussi « séquestré le gardien et occupé les lieux », ce que démentent les Soulèvements de la terre.

Lundi 8 avril, au matin, 17 personnes ont été interpellées par les policiers de la Sous-direction anti-terroriste (Sdat) pour leur participation présumée à cette action. Elles risquent jusqu’à 10 ans de prison.

Grand-Format en a rencontré sept. Ils ne s’expriment pas sur les faits qui leur sont reprochés, mais ils racontent leur arrestation, leur détention et leur indignation.

Christine, 65 ans, Alençon. Militante du NPA, ancienne conseillère municipale.

« J’ai compris que les policiers savaient presque tout de ma vie.»

« Les policiers de la Sdat ont débarqué à un peu plus de 6h du matin, en tambourinant à la porte. Il y avait quatre personnes cagoulées. Elles m’ont demandé de rester calme, ce que j’ai fait. Elles m’ont signifié ma garde à vue, m’ont lu les motifs d’inculpation dont une prise d’otage… Ils ont commencé à me poser des questions : quels sont mes revenus ? Suis-je propriétaire de mon appartement ? Sur ma famille […]

Ils m’ont demandé de voir mon téléphone portable et mon ordinateur. Pour mon ordinateur, il fallait un code. Je ne voulais pas leur donner. Ils m’ont expliqué que si je refusais, il serait mis sous scellés et que de toute façon, ils parviendraient à l’ouvrir. J’ai donné mon code. L’ordinateur était vieux. Il ramait. Cela les agaçait. Ils ont regardé mes dossiers : des photos de montagne, de trek …, des trucs militants : féminisme, écologie.

Toute mon activité est publique, cela fait 45 ans que je milite. Ils m’ont demandé sur quels réseaux sociaux j’allais. Ils ont retrouvé mon précédent portable et un très ancien. Ils ont tout mis sous scellés.

Ils ont regardé dans ma bibliothèque, cherché partout dans l’appartement, ont fouillé ma cave, ma voiture, mon garage. J’avais un peu partout du matériel du NPA, des autocollants, des banderoles qu’on trouve sur les réseaux sociaux. Et un masque blanc qui a servi pour des travaux, avec des traces rouges. J’ai expliqué que ce n’était pas du sang mais du papier crépon collé dessus.

J’ai préparé quelques affaires. Puis nous sommes partis en voiture, jusqu’à 185 km/h, vers le commissariat d’Évreux. Dans la voiture, j’ai pu appeler ma fille pour la prévenir et la rassurer.


En arrivant au commissariat, les policiers voulaient que j’enlève mes chaussures. J’ai demandé à les garder mais à enlever les lacets. Heureusement, parce que dans la cellule où je me suis retrouvée, cela sentait l’urine, il y avait des toilettes très très sales, à la turc, derrière la cloison avec la couchette.

J’ai été interrogée quatre fois. Au départ, c’était des questions politiques. Ils m’ont demandé si je connaissais Andreas Malm, auteur de « Comment saboter un pipeline ». Ils voulaient savoir ce que je pensais des actions violentes en faveur de l’écologie.

« Je leur ai dit que, moi qui suis une militante féministe, j’aimerais qu’il y ait autant de moyens financiers pour les féminicides, car les écologistes n’ont pas tué. »

Entre les policiers qui nous ont interpellés (entre 4 et 10 policiers par personne) et ceux qui ont travaillé sur notre dossier pendant des semaines, il y avait des moyens disproportionnés qui ont été alloués à cette affaire. A un moment, je leur ai dit que, moi qui suis une militante féministe, j’aimerais qu’il y ait autant de moyens financiers pour les féminicides, car les écologistes n’ont pas tué.

Dans une des cellules où j’ai été détenue, je me suis retrouvée avec une jeune femme enceinte qui pleurait. Elle avait été frappée par son compagnon et la police les avait arrêtés tous les deux, et séparés dans deux cellules différentes. On a discuté, je lui ai conseillé de porter plainte.

J’ai compris que les policiers savaient presque tout de ma vie, ils avaient les données de mon portable, sa géolocalisation, mes messages sur des groupes de partage. Ce qu’ils voulaient savoir, c’était l’organisation locale des Soulèvements de la terre : où se réunit-on, qui sont les personnes qui sont derrière les pseudos. Ils vous montrent des photos. On vous dit qu’un interpellé vient de vous incriminer, ce qui n’est pas vrai.

J’ai peut-être été la mieux traitée au cours de ces interpellations. Mais les conditions de détention sont très dures : plus de 70 h dans des cellules où vous ne pouvez pas dormir, car cela circule tout le temps, il y a du bruit. J’ai très peu dormi.

Aujourd’hui, quand je me promène dans la rue, je reçois beaucoup de marques de solidarité de personnes qui me reconnaissent, comme de la part de camarades de mon organisation politique.

Ils ne nous feront pas taire. »

Paul, Rouen

« Il me traîne par les cheveux pour que je m’assoie… J’ai cru que c’était un gang qui était dans ma chambre. »

« D’abord la BRI (Brigade de Recherche et d’Intervention, ndlr) s’est trompée d’adresse et a défoncé un appartement voisin, un Airbnb vide…. Puis c’est ma porte qui a été défoncée à 6h15. Aveuglé dans mon lit avec une lumière, ils m’ont lancé leur bouclier d’intervention et une voix de femme hurle pour que je me retourne. Un agent monte sur moi, effectue une clef de bras et me menotte. Un autre m’ordonne alors de me lever, je m’exécute et il me colle une tarte qui me recouche sur le lit. Il me redemande ensuite de recommencer et je reprends un coup puis il me traîne par les cheveux pour que je m’assoie… J’ai cru que c’était un gang qui était dans ma chambre. Dans le même temps, ils me hurlaient dessus pour savoir s’il y avait dans mon appartement de la drogue, des armes, de l’argent liquide.

Ma brosse à dents a été saisie pour l’ADN, de force donc, tout cela au prétexte d’une nouvelle loi leur permettant d’agir ainsi. Chaque page de mon journal intime a été photographiée par exemple et ils ont pris beaucoup de clichés d’autres choses.

J’ai été emmené jusqu’à Paris, les yeux bandés. Au bout d’un moment, j’ai voulu aller uriner. Quelqu’un m’a alors demandé de confirmer cette demande, et c’était reparti en voiture à toute allure, et là on me sort du véhicule. A ma grande surprise, je me retrouve alors dans un champ de colza avec trois voitures de policiers cagoulés qui bloquent les quelques tracteurs des paysans du coin. C’était surréaliste, comme dans un film d’auteurs scandinave. Les agents donnaient l’impression d’avoir peur que je m’évade ou laissaient penser que j’étais un individu dangereux. C’est quand même délirant de mobiliser trois voitures pour aller faire pisser quelqu’un à la campagne.

« Quand j’ai vu leur logo antiterroriste sur les uniformes, je me voyais aller en prison et j’ai eu peur. »

Quand j’ai vu leur logo antiterroriste sur les uniformes, je me voyais aller en prison et j’ai eu peur. Les conditions de Gardes A Vue (GAV) étaient bonnes et cela rendait les choses plus dures, paradoxalement. Il n’y avait pas un bruit dans le bâtiment, c’était très troublant. Cela m’a même davantage perturbé que les claques au réveil. L’officier de Police Judiciaire m’a fait croire que j’allais aller « au goulag », soit en prison. Au final, ils m’ont libéré ensuite et cela a été classé sans suite. J’ai eu du mal à y croire au début et j’ai alors demandé si j’allais recevoir quelque chose par la suite. Ils m’ont dit que non mais que s’ils voulaient me voir, ils savaient où j’habitais maintenant. « Cette fois-ci, on se trompera pas de porte ».

A ma libération, j’avais encore les yeux bandés quand on m’a déposé à Levallois-Perret dans une rue quelconque. Nous étions quelques-uns dans mon cas et par chance déposés dans la même zone. Une serveuse d’un restaurant nous est venue en aide et elle a contacté nos proches, c’était chouette. »

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